vendredi 22 janvier 2016

Genèse de l’éducation à la Joie : de Sri Aurobindo à l’éducation intégrale moderne



« Nous n’appartenons pas aux aurores du passé,
mais aux midis de l’avenir»
Sri Aurobindo[1]

Genèse de l’éducation à la Joie :
de Sri Aurobindo à l’éducation intégrale moderne[2]

Antonella Verdiani

Ce texte part du constat qu’un changement majeur est en train de se produire actuellement concernant les paradigmes fondateurs de notre vie sur Terre, ce que l’initiateur de ce livre collectif appelle des «enjeux anthropologiques nouveaux ». « L’axe du monde change, la pyramide s’inverse [3]» : au cœur même de cette mutation, qui n’est pas à l’abri de ruptures violentes, mais également de progrès aussi lumineux qu’inattendus, l’éducation a sa place centrale. Que nous soyons philosophes ou militants, enseignants ou parents, notre rôle d’éducateurs est d’accompagner cette mouvance et accueillir ce qui, de toute manière, est déjà là: une humanité naissante plus juste, solidaire, reliée. Ma contribution à une nouvelle philosophie de l’éducation se place dans cette prospective.

1. Invisibilité du possible et réalité : la Joie dans la recherche - action existentielle.

Ce que j’écris, je l’écris à partir de mon expérience. Telle est ma posture dans la recherche, dans l’écriture, dans la vie. Passionnée, elle est le reflet d’une nécessité constante d’être au plus près de la vérité. Une vérité qui est la mienne, donc relative et imparfaite, mais exigeante et souvent incommode. C’est une tension qui me rend à la fois marginale face à l’Institution et à la fois libre, dans une radicalité qui me rappelle parfois celle de l’Art et de la création, domaines dans lesquels je place la recherche-action  existentielle.

Ma vérité, mon chemin, sont pavés d’incertitude et de doutes. Il s’agit de l’incertitude décrite par Edgar Morin dans sa théorie de la complexité, qui est intimement liée à la connaissance et qui semble être étrangère à la culture et par conséquent à l’école dans nos pays occidentaux. C’est un sentiment qui fait peur parce que par elle il s’agit de reconnaître « les zones d’ombre » que la réalité a pour nous, afin de « savoir qu’il y a du possible encore invisible dans le réel »[4] et de reconnaître à quel point cette même connaissance peut être parsemée d’erreurs et d’illusions. Le système éducatif dominant laisse peu de place au doute et à l’inattendu car il est bâti sur un ensemble de certitudes sociales et économiques, telles que le succès, la performance, le modèle gagnant, la sécurité du poste de travail, la compétition, le pouvoir… Paradigmes sur lesquels nous avons aussi fondé notre vision du développement et qui aujourd’hui sont systématiquement balayés par l’ouragan de la mutation collective en cours, avec tout ce qu’il peut provoquer de sentiments d’angoisse individuelle et instabilité sociale. Mais, en nous inspirant de la langue chinoise qui donne au mot de « crise » le double sens de danger et d’opportunité, nous savons bien que ce sont ces mêmes incertitudes qui, une fois accueillies, nous feront grandir en humanité.

Le seul questionnement possible étant existentiel, c’est à partir de ceci que « je (me) cherche » en tant qu’être humain d’abord et en tant que professionnelle de l’éducation en suite. « Un jour vient où nous ne savons plus vraiment qui nous sommes » nous dit René Barbier,[5]  « de plus en plus et de mieux en mieux, nous apprenons à dire "je ne sais pas"(…). Dans un tel processus, nous devenons "autre" par les autres et le monde ». J’ai donc fait du « je ne sais pas », la devise de départ de mon travail, dans un processus qui n’est pas sans rappeler l’autorisation noétique  de Joëlle Macrez - Maurel:

« un voyage intérieur (et/ou extérieur) durant lequel un processus interne et continu de transformation de Soi démarre lorsque l'individu s'ouvre (suite à un flash existentiel, une prise de conscience de son ignorance et de sa souffrance, ou à un questionnement sur le sens de la vie) à un profond désir de changement et se confronte à l'inconnu, rencontre des archétypes ou symboles numineux qui le touchent, l'ébranlent et lui dévoilent le réel derrière la réalité, l'esprit derrière la psyché, le monde ontologique derrière le monde des apparences, le monde de l'intelligence derrière le monde de la signification.»[6]

C’est donc par ce nouveau regard épistémologique intégrant l’existence d’autres plans de réalité, projeté au delà et à travers les connaissances et trans disciplinaire, que j’ai commencé à guetter « l’impossible réel » de et dans la Joie. Tel un acte de foi, la quête sur la Joie en éducation exige un abandon à l’existence et à son sens caché. La question « cachée », intime, existentielle, de la recherche devient ainsi évidente : comment rechercher, communiquer, éduquer à la Joie sans être joyeux ? Sans, comme le disent les tibétains, entreprendre le chemin pour aller contacter de plus près ce « fond lumineux de l’être »[7] qui nous habite tous ? Le processus alchimique de transformation de la matière en or ne se fait pas sans douleur : en ce qui me concerne, c’est par l’acte de l’écriture que j’arrive graduellement à éclaircir mes zones d’ombre. Ecrire sur la joie devient ainsi un acte d’auto formation par excellence, s’éduquer à la Joie…

2. Suivre le fil de la Joie : l’éducation intégrale

L’approche transdisciplinaire s’enrichit des apports des visions Occidentales et Orientales, les points de vues changent et se croisent, le monde n’a plus de frontières. Dans ma recherche d’écoles et de pédagogies « différentes », des écoles où il fasse « bon aller » et où les élèves soient heureux, j’ai rencontré l’éducation intégrale. Il convient ici de faire un bref arrêt sur la sémantique de l’adjectif intégral pour mieux cerner le sens et les objectifs de cette approche éducative.

Le terme intégral ramène à un concept de globalité qui est à la fois aimé et contesté, ceci malgré son utilisation dans des grandes instances internationales comme l’OCDE, les Nations Unies et l’UNESCO. C’est à l’UNESCO même qu’il revient la définition de ce concept, lors des travaux de la Commission Internationale sur l’Education pour le vingt et unième siècle présidée par Jacques Delors, comme il suit :

«Soyons (…) les pionniers et les propagateurs d’une philosophie holistique de l’éducation pour le XXIe siècle (...) L’éducation holistique doit prendre en compte les multiples facettes — physique, intellectuelle, esthétique, émotionnelle et spirituelle — de la personnalité humaine, et tendre ainsi à la réalisation de ce rêve éternel : un être humain parfaitement accompli vivant dans un monde où règne l’harmonie. »[8]

Dans cette vision, il s’agit de transmettre à l’enfant non seulement des outils et des compétences pour la vie, mais surtout de l’acheminer vers la découverte et la mise en valeur de ses dons, ses talents. Il doit en somme, apprendre à raisonner de façon transdisciplinaire, avoir une conscience globale du monde où il vit et de soi même comme un ensemble non fragmenté de composantes parmi lesquelles se trouve l’esprit.

Une précision me semble indispensable afin d’éviter toute équivoque au sujet de ce dernier terme, l’esprit, aujourd’hui banni de nos écoles.  Dans la vision que l’éducation à la Joie propose, le mot spirituel lorsqu’il s’accompagne de celui d’éducation, n’est jamais utilisé dans le sens du religieux (je laisse le domaine de l’éducation spirituelle aux écoles confessionnelles). Ici il s’agit par contre d’ouvrir  à la dimension spirituelle, en partant de la considération que éduquer c’est avant tout un acte de liberté. En tant que tel, il peut accueillir le questionnement et l’expression de l’être et de sa dimension existentielle, ontologique, au même titre que les autres (les dimensions physique, mentale, vitale, etc.). C’est, pour les dire avec René Barbier, l’être spirituel qu’il définit comme celui ou celle «qui entre de plain-pied dans la vie et qui, au cœur même de la vie, découvre la joie d’être au monde – et ceci en dépit de toute croyance. »[9] En accord avec cet énoncé, il me semble que le seul aspect spirituel qui puisse prétendre une place dans l’école actuelle est le spirituel laïque, c'est-à-dire absent de toute appartenance religieuse et confessionnelle (mais pas pour autant anti-religieux car tolérant aux diversités culturelles, religieuses et sociales). C’est la spiritualité sans Dieu dont nous parle le philosophe André Comte-Sponville,[10] lorsqu’il décrit la connexion avec l’absolu qui est en nous, qui ignore les dogmes et l’Eglise et qui nous prémunit autant contre les dangers du fanatisme que du nihilisme qui nous guettent toujours, en particulier à l’école.

Revenons à l’éducation intégrale : dans le monde anglo-saxon, ce terme est directement inspiré de la théorie intégrale, paradigme qui implique une interprétation globale de l’homme et de l’univers par « l’intégration » des aspects scientifiques et spirituels ensemble. Cette épistémologie traverse de façon transdisciplinaire les savoirs scientifiques tels que la biologie, la chimie et la physique, et les sciences humaines telles que la psychologie, la philosophie, la sociologie, l’éducation, etc. ainsi que les traditions spirituelles et religieuses. Du point de vue historique, cette acception est fondée en particulier sur le Yoga Intégral du philosophe indien Sri Aurobindo (1872-1850) et de sa compagne spirituelle Mirra Alfassa, dite la Mère (1878 -1973) ainsi que sur la Psychologie Intégrale de Indra Sen (1903-1994), un de ses disciples.

Même si le Yoga intégral est né dans les premières années du XIXe siècle à l’Ashram de Pondichéry en Inde, les termes de théorie intégrale ainsi que celui d’éducation intégrale, sont devenus aujourd’hui internationalement connus grâce au travail du CIIS, le California Institute of Integral Studies (l’Institut californien d’études intégrales) fondé dans les années soixante-dix à San Francisco par un autre disciple de Sri Aurobindo, le bengalais Haridas Chaudhuri (1913-1975). En France c’est l’Université intégrale, née au sein d’un groupe d’intellectuels de la branche française du Club de Budapest,[11] qui depuis 2008 cherche à diffuser la pensée intégrale par des journées d’étude et des rencontres ouvertes au public.

Des multiples définitions et interprétations existent de la théorie intégrale. Pour le CIIS par exemple, il s’agit d’une véritable révolution dans le monde de la connaissance, « une révolution intégrale qui concerne le monde entier, de façon telle que les vieilles approches sont questionnées, et de nouvelles et nombreuses réponses sont en train d’être explorées » comme l’affirme Anna Adams dans sa thèse.[12] Dans l’histoire de la philosophie et psychologie moderne, elle attribue la naissance du terme intégral au philosophe américain Ken Wilber et à son Integral Institute, lui-même s’appuyant sur le Yoga intégral de Sri Aurobindo et sur d’autres auteurs parmi lesquels A. Maslow, J. Piaget, L. Kohlberg, C. Graves et D. Beck, Jean Gebser, Teilhard de Chardin, Plotin, Shankara, N. Elias et C. G. Jung. Il est impossible au sein d’un tel article d’être exhaustif sur l’œuvre monumentale de Ken Wilber : ce que l’on peut dire de façon assez sommaire est que sa vision consiste à mettre en corrélation toutes « les vérités » énoncées dans chaque culture, tradition, philosophie, épistémologie, etc. pour les considérer comme vraies uniquement dans leur domaine de référence. En s’interrogeant ensuite sur toutes ces vérités partielles, il les positionne au sein d’un système général, intégré (ou intégratif, comme on traduit parfois), un Tout qui puisse les articuler et les rendre cohérentes afin d’arriver à une compréhension globale du monde.

Le résultat de cette quête est le système intégral que Wilber élabore au fur et à mesure des années dans son œuvre transdisciplinaire car elle touche à la psychologie, la sociologie, l’éthique, la philosophie et la spiritualité. Cette théorie apparaît finalement comme étant à la fois simple et complexe, car elle intègre un ensemble de pensées, approches et théories dans un seul cadre qui se veut pratique et relativement facile à appréhender, même si, une fois approfondi, il se révèle très articulé. Le système intégral est basé sur cinq facteurs : les niveaux, les états, les quadrants, les lignes et les types, qui tous sont interconnectés entre eux.[13]  Wilber compte plusieurs détracteurs en Europe, ce qui explique l’absence quasi totale de traductions de ses livres par exemple en France ou en Italie. Ce que la « Cité savante », de laquelle par ailleurs il reste volontairement distant, lui reproche, est avant tout le caractère spirituel de son œuvre.

Bien que fermement convaincue de la nécessité de cette approche pour le monde moderne, il faut cependant reconnaître que les termes d’intégral, global, holistique peuvent effrayer si on ne prend pas la peine d’approfondir les concepts (curiosité que, nous l’espérons, cet article va stimuler) car ils ramènent à l’idée d’un état de perfection, un monde où rien ne manque, et évoquent par conséquent, le spectre de la pensée unique.[14]  Essayons pour cela, de connaître davantage les origines de cette approche qui ne se veut pas unique, mais plutôt respectueuse des connaissances, synthèse cohérente de l’Orient et de l’Occident. Une approche « qui tient compte à la fois de l’individu, de la société, et de la nature, et qui réunit l’écologie personnelle ou intérieure, l’écologie sociale et l’écologie planétaire.»[15] Pour ce faire, nous allons donc explorer plus en profondeur la nature de l’éducation intégrale dans la pensée de Sri Aurobindo.


3. L’éducation intégrale selon Sri Aurobindo

« Personne ne peut écrire sur ma vie car elle n’est pas visible de l’extérieur » déclarait Aurobindo Ackroyd Ghose, appelé plus tard « Sri » Aurobindo selon le titre honorifique qu’on lui conférait en signe de respect.  Né à Calcutta en 1872, Aurobindo reçoit une éducation à l’occidentale, d’abord en Inde, après en Angleterre, à Cambridge. Revenu en Inde en 1893, il s’engage dans la lutte pour la libération de son pays et devient un nationaliste et militant fervent. Connu pour ses prises de position extrémistes, il est considéré comme le nouveau leader du mouvement, tout en se démarquant de son contemporain Gandhi et de la non-violence. Sa vie prendra une orientation différente en 1907 à la rencontre d’un yogi, Vishnu Bhaskar Lele, dont il commence à suivre les enseignements, et surtout grâce l’expérience d’éveil qu’il vivra en prison. Remis en liberté mais encore poursuivi par les anglais, il s’enfuit en 1910 dans le sud de l’Inde à Pondichéry où il s’établit et où, environ dix ans après, fonde son ashram pour se  consacrer à la recherche spirituelle et à l’écriture de son œuvre. Sa notoriété franchit les frontières de l’Inde et des adeptes commencent à arriver. Parmi eux, Mirra Alfassa, une femme de diplomate française, appelée plus tard « la Mère », qui prendra la direction de l’ashram en 1926, année où Sri Aurobindo disparaît de la scène sociale pour se retirer dans sa chambre qu’il ne quittera qu’à sa mort, en 1950.

A lui seul, Sri Aurobindo est la personnification de ce que le terme intégral signifie : une philosophie de l’affirmation complète, s’accordant à la réalité du monde d’un point de vue suprême et incarnant l’action sociopolitique du point de vue spirituel. Versatile, doté d’une culture encyclopédique, il développe dans un style singulier des thèmes autant différents que variés comme le yoga, la culture indienne et internationale, la sociologie, la littérature, le théâtre et la poésie.[16] Son originalité réside dans la genèse de sa pensée : c’est sa philosophie qui nait de son yoga, et non l’inverse. Il s’agit d’un yoga intégral, complet, le Purna Yoga[17] où l’éducation joue le rôle fondamental de révéler la conscience intégrale recelée dans l’esprit de chacun.[18] Car, si «la question primordiale et vitale à laquelle nous sommes confrontés est celle de l’esprit»[19] l’éducation est responsable du développement de l’âme ainsi que de toutes les possibilités auxquelles elle donne accès. Le but de l’éducation intégrale coïncide finalement avec l’aspiration la plus élevée de l’homme : l'éveil et le développement de son être spirituel pour atteindre l’état parfait d’ananda, la joie divine. Pour ce faire, il faut la concevoir comme un processus de croissance organique permettant de développer et d’intégrer les différentes facultés de l’enfant selon son inclination, les étapes de sa progression, ses lois propres de développement, ses dispositions naturelles (swabhava) et sa nature profonde (swadharma). Dans ce sens, l’éducation ne concerne pas uniquement l’apprentissage intellectuel ou l’acquisition de différentes facultés, mais un ensemble de sujets d’étude et d’éléments différents qui doivent être  « intégrés » dans le chemin de la connaissance, processus dans lequel l’esprit occupe la place principale,  comme il suit :

3.1. L’esprit 

Considéré comme un instrument au service de l’éducateur, l’esprit (antahkarna) est constitué de quatre couches.

1) La première est le siège de la mémoire qui est de deux types : passive (citta), automatique, dans laquelle tout objet de connaissance est enregistré, classé et conservé. Et active, supérieure, mais moins évoluée, qui demande à être améliorée.

2) La seconde couche est le siège du mental (manas), correspondant au sixième sens de la psychologie indienne. Il est intéressant de noter ici que le mental est considéré comme un sens au même degré que la vue, l’ouïe, l’odorat, le toucher et le goût. Il est un des plans subtils de l’homme, le moyen synthétique par lequel se forme la pensée. L’intuition est également comprise dans cette dimension autant que la clairvoyance.[20] Fonctionnant comme un ensemble des facultés psychiques, d’actions qui se font dans et par l’esprit le manas centralise et coordonne : il reçoit l’apparence des choses de la part des autres sens (images, sons, odeurs, goûts et impressions tactiles) et les traduit en sensations de pensée. Enseigner à bien utiliser les six sens aux enfants est important pour le développement de leur sensibilité.

3) Dans la troisième couche réside le véritable instrument de la pensée, qui représente pour l’éducation une dimension incontournable : il s’agit de l’intellect (buddhi) qui organise la connaissance acquise par d’autres parties de l’organisme humain. En devançant de quelques décennies les découvertes en neurobiologie sur le fonctionnement de deux hémisphères cérébraux, Sri Aurobindo arrive à concevoir l’intellect comme un organe composé de plusieurs groupes de fonctions, divisibles en deux grandes classes : d’une part les fonctions et les facultés de la partie droite (globales, créatrices et synthétiques) et d’autre part celles de la partie gauche (critiques et analytiques). Comme il le dit lui-même, l’hémisphère gauche « n’embrasse que le corps de la connaissance » tandis que le droit « en pénètre l’âme ». Pour que l’éducation soit équilibrée, ces fonctions doivent être élevées jusqu’à leur plus haut degré d’efficacité.

4) Un autre niveau existe correspondant à la faculté du génie créateur dont les pouvoirs, dit Sri Aurobindo, ne sont pas encore suffisamment développées par les êtres humains. Il s’agit de « discernement aigu, perception intuitive de la vérité, discours parfaitement inspiré, intuition directe de la connaissance si forte qu'elle confine souvent à la révélation, cet état où l'homme devient un prophète de la vérité. » Nous touchons ici à une question à laquelle les pédagogues d’hier et d’aujourd’hui continuent à se frotter, non sans difficultés : « comment aborder cet élément à la fois imposant et déroutant qu’est le génie chez l’élève ?»[21]

3.2. Education morale et éducation physique

Par éducation « morale » Aurobindo entend tout ce qui prédispose l’enfant aux meilleures attitudes mentales, émotionnelles et physiques. C’est donc le domaine du cœur, distinct de celui de l’intellect, qu’il faut instruire différemment sans l’instrumentaliser et le transformer en préceptes d’éducation religieuse. « La première règle de l’enseignement moral est, dit-il, de suggérer, d’inviter, et non d’ordonner ou d’imposer».[22] Ceci est fondé sur le concept que rien ne peut être imposé et que seul ce que l’enfant accepte de lui-même fait partie de son être : c’est par l’expérience vécue (rejoignant en ce sens la vision tantrique millénaire) qu’il peut progresser dans l’acquisition de ces bonnes attitudes  et acquérir « tout ce qu’il y a de meilleur dans sa nature. »[23]

Dans l’éducation intégrale, l’éducation physique est reliée aux autres dimensions de l’individu ; elle vise non seulement au bon fonctionnement du corps, mais aussi au développement de la force, de l’équilibre et de la beauté, cette dernière constituant en soi un idéal. Ici le corps est « le matériau de base », indispensable au développement de ce que Sri Aurobindo appelle « notre conscience physique », concept qui sera développé plus tard par la Mère, avec son travail sur « le mental des cellules ».[24]

3.3. Attention, imagination, apprentissage 
L’attention devient ici l’élément primordial de la connaissance, la première condition de l’exactitude de la mémoire (citta). Il est possible de porter l’attention à plusieurs choses à la fois par des exercices réguliers (abhasia) qui aideront à développer un pouvoir de concentration double, triple et multiple. L’imagination aussi est considérée comme un outil indispensable et se divise en trois fonctions :
  • la formation des images mentales ;
  • le pouvoir de créer des pensées, des images et des imitations ou de nouvelles combinaisons de pensées et d’images déjà existantes ;
  • l’appréciation par l’âme des choses, de la beauté, du charme, de la grandeur, du sens caché, de l’émotion et de la vie spirituelle présente dans le monde.

Ces facultés mentales devraient d’abord s’exercer sur les objets puis sur les mots et les idées en s'appuyant sur la curiosité et l’intérêt. De cette façon, on éviterait les enseignements figés et l'apprentissage des règles par cœur, comme il continue d’être fait encore à l’école. Sri Aurobindo se montre aussi très critique vis-à-vis de la pratique de l’enseignement morcelé en matières séparées l’une de l’autre et déclare :

« On enseigne une matière à petites doses, parallèlement à toute une série d’autres sujets d’études, et voilà que le garçon assimile mal en sept ans ce qu'il aurait pu apprendre en une seule année. L’enfant quitte alors l’école mal armé, doté de bribes imparfaites de la connaissance humaine dont il ne maîtrise aucun des grands domaines. »[25]

Une fois de plus précurseur dans son temps, il rejoint la vision transdisciplinaire quand il affirme qu'un tel système éducatif :

« (…) s'emploie à répandre la pratique de l’enseignement morcelé au début et au milieu des études pour le remplacer subitement par une impressionnante spécialisation dans l’enseignement supérieur. Une telle approche revient à faire reposer un triangle sur son sommet en espérant qu’il tiendra en équilibre.»[26]

Une centaine d’années après ces mots, on peut imaginer que s’il voyait nos écoles d’aujourd’hui, il découvrirait sur le sol des leurs classes, plein de bribes de triangles tristement écrasés parmi les bancs…




3.4. L’éducation psychique et spirituelle, le supramental.

C’est ici qui réside toute l’originalité de cette philosophie éducative et que l’on approche finalement le domaine de la Joie. Par éducation mentale et psychique Sri Aurobindo entend une dimension élevée qui a affaire à l'ordre spirituel et qui transcende l'ordre mental et psychique simple. Il l’appelle éducation spirituelle ou supramentale parce que par elle on peut entrer en contact avec l’être, avec l’Absolu.  La distinction entre le psychique et le spirituel n’est pas évidente à comprendre intellectuellement, car elle se base sur l’expérience vécue par Sri Aurobindo à un niveau très élevé de la conscience. Toutefois, il la décrit comme suit : au niveau psychique, l’individu ressent une impression de continuité ininterrompue dans le monde des formes et perçoit la vie comme une fonction immortelle qui s’étend sur une durée éternelle dans un espace sans limites. La conscience spirituelle par contre, dépasse le temps et l’espace et s’identifie à l’infini et à l’éternel, elle est divine, supramentale. Cette énergie qui, selon sa vision serait en train de descendre actuellement sur notre planète, s’exerce non seulement sur la conscience individuelle des êtres, mais aussi sur leur environnement physique et finalement sur la Terre entière. Son but est celui d’unifier l’humanité entière en l’ouvrant à un temps de paix et prospérité. Les nouvelles générations, les enfants actuels, naissent avec une ouverture à cette dimension que leurs prédécesseurs n’avaient pas encore intégrée : il faut donc que l’éducation les guide non seulement à la reconnaitre à l’intérieur d’eux-mêmes, mais à la développer dans son essence la plus profonde, l’état d’ananda, la pure joie.

3.4.1. Satchitananda

L’émanation de la conscience de Dieu est le sat-chit-ananda, « existence – conscience – félicité » qui exprime la conscience supérieure de l’âme.[27] A partir de sa propre expérience spirituelle, Sri Aurobindo décrit cette condition en tant que « félicité profonde, concentrée et intense étendue à ce tout ce que l’être fait, envisage et crée, une divine extase qui perdure »,[28] qui exprime la « félicité de devenir » du jeu divin, le Lila. La vie devient ainsi un « jeu du Seigneur, qui joue avec les conditions de l’existence cosmique en ce monde de la Nature inférieure et la vie est expérimentée comme un jeu de la Joie divine. »[29] Le terme lilamaya ananda Brahman représente une synthèse complète de l’expression de la joie universelle de Dieu (Brahman) à travers le lila du monde :
« (…) si nous regardons l’Existence cosmique dans sa relation avec la félicité inhérente de l’être existant éternellement, nous pouvons la considérer, la décrire et la réaliser comme Lila, le jeu, la joie de l’enfant, la joie du poète, la joie de l’acteur, la joie de l’artisan qui éprouve l’Âme de toute chose, âme éternellement jeune, à jamais inépuisable, se créant et se recréant Elle-même en Elle-même pour la simple béatitude de cette création de soi, de cette représentation de soi – Elle-même, le joueur et le terrain de jeu».[30]

L’état d’ananda est donc subjacent à la nature de chaque être humain, il est « le cœur de tout le problème », même si dans la vie ordinaire cette vérité nous est cachée. Le travail de tout disciple consiste, par l’affrontement de « tous les chocs de l’existence » (et non par la renonciation passive), à apprendre à vivre « au-dedans » afin de s’éveiller à la présence qui « en nous est notre moi plus réel ». Dans ce chemin d’éducation permanente, l’Art et la Poésie vont l’aider à s’approcher de ce « délice invariable de l’univers » qui est supra-mental et supra-esthétique, même si elles n’en sont que les reflets imprécis. Pour terminer ce bref aperçu de la pensée de Sri Aurobindo, cette phrase nous paraît le mieux résumer sa vision de l’homme nouveau :

« L’homme, l’individu doit devenir un être universel et vivre comme tel ; sa conscience mentale limitée doit s’élargir jusqu’en l’unité supraconsciente où tout contient tout ; son cœur étroit doit apprendre l’étreinte de l’infini et remplacer ses appétits et ses discordes par l’amour universel ; son être vital limité doit apprendre l’égalité face à toutes les forces de l’universel qui s’abattent sur lui et ressentir la joie universelle ; son être physique lui-même doit se connaître, percevoir qu’il n’est pas une entité séparée, mais qu’il est un avec le flot de la Force invisible qui est toutes choses, et qu’il nourrit en lui-même ; sa nature entière doit reproduire intérieurement l’harmonie, l’un – en – tout de la suprême Existence –Conscience - Béatitude».[31]

On pourrait affirmer pour résumer quelques principes sur lesquels la philosophie de l’éducation intégrale se fonde :
a) l’éducation a la tâche de guider l’individu dans l’exploration de soi-même et de ce qu’il recèle au plus profond de sa conscience;
b) la question la plus importante relative à l’existence humaine est ontologique, c’est-à-dire qu’elle concerne le but ultime de la vie de l’individu. Pour répondre à cela, l’éducation intégrale propose d’explorer et de développer les facultés psychiques et spirituelles de la connaissance ;
c) le développement de la conscience sera la seule condition pour que l’humanité dépasse la crise actuelle surgie d’un déséquilibre entre un progrès matériel démesuré et un progrès spirituel insuffisant.

C’est à la Mère que reviendra la tâche de traduire cette vision spirituelle en pratiques de vie dans l’Ashram de Pondichéry et dans l’expérience d’Auroville.

4. La Mère et Auroville

Dotée d’une grande maturité spirituelle depuis son plus jeune âge Mirra Alfassa, dite «la Mère» a été reconnue par Sri Aurobindo comme l’incarnation de la Mère divine, un « avatar de la Shakti suprême ». En 1920, elle s’établit à l'Ashram de Pondichéry où elle s’implique progressivement dans l’organisation quotidienne de la vie de la communauté et dans le travail d’éveil des disciples à une nouvelle conscience. En 1943 une école est ouverte dans l’ashram, pour accueillir les enfants des résidents. Ne comptant au début qu’une vingtaine d’élèves l’école grandit rapidement au point que, avec l’introduction des études supérieures en 1951, elle change de nom et devient le « Sri Aurobindo International University Centre », établissement encore en fonction aujourd’hui. En 1958 après la disparition de Sri Aurobindo, la Mère se retire à son tour de la vie publique pour aller à la racine de ce qu’elle identifie comme le problème central de l’humanité actuelle, c'est-à-dire le changement de la « conscience des cellules ».[32] De 1958 à 1973, elle explore de façon incessante les moyens pour accompagner l’humanité vers ce qu’elle appelle dans son Agenda,[33] l’avènement du supramental, le « Grand Passage » à la prochaine espèce et à un nouveau mode de vie dans la matière. Pendant ses dernières années, en suivant le fil de son inspiration, elle lance le projet d’Auroville. Elle meurt le 17 novembre 1973 à l’Ashram où son corps repose aujourd’hui à côté de celui de Sri Aurobindo.

C’est précisément pour suivre les pas de cette expérience éducative dans le cadre de ma recherche,[34] que je me suis rendue en Inde à l’Ashram de Pondichéry et à Auroville.

Définie par ses habitants comme un «laboratoire » d’humanité, soutenue depuis 1968 par le Gouvernement Indien et par l’UNESCO, Auroville «veut être une cité universelle où hommes et femmes de tous pays puissent vivre en paix et harmonie progressive au-dessus de toute croyance, de toute politique et de toute nationalité. Le but d'Auroville est de réaliser l'unité humaine.»[35] Parmi les multiples expériences éducatives mises en place par ses habitants (des écoles, des centres de loisirs, de langues, de musique et danse, d’éducation permanente, de recherche e de formation), la pédagogie du Libre Progrès réalisée pour la première fois en 1960 est de loin la plus innovante aussi pour nos critères d’occidentaux. Il s’agit d’une expérience pédagogique libérée de programmes et d’examens afin de « rendre les élèves heureux»[36] : libre parce que les élèves peuvent librement s’orienter vers leur préférences pendant qu’ils progressent vers l’épanouissement de leur potentiel. Les sujets d’études sont ainsi choisis sur la base des intérêts majeurs des étudiants, tandis l’enseignant assume son rôle de guide, «celui qui dissipe les ténèbres» (en sanskrit le « guru »), dans une posture distante et présente à la fois. Par conséquent, nul besoin pour l’enseignant dans ce contexte, de les pré - orienter ou de les obliger à s’uniformiser à des programmes scolaires qui ne leur sont pas adaptés, comme l’affirmait Sri Aurobindo.[37] Les effets de telle pédagogie sur les élèves sont spectaculaires car elle contribue à construire la confiance et la reconnaissance des talents de chacun depuis le plus jeune âge.

Dans ces classes multiculturelles où les jeunes parlent aisément au moins trois langues, d’autres éléments ont émergés, comme la facilité des élèves à communiquer, leur esprit critique mais constructif, leur liberté d’expression, stimulés par l’immersion dans une société tolérante vis à vis des « différences » religieuses, sociales et ou de race.  Cependant, une évidence m’a plus interpellée, celle du bonheur ambiant, une lumière dans les yeux de ces jeunes, des élèves heureux… une donnée devenue rare dans nos écoles aujourd’hui. L’élément commun à ces écoles où « il fait bon aller » m’a semblé  celui du bien être et de la joie lisibles dans les yeux pétillants de ces jeunes. Les nombreux témoignages des élèves et des enseignants concordent : « la culture de cette éducation est d’aider l’enfant vers la joie d’apprendre.  On est loin des punitions, ou du désir d’obtenir de bonnes notes, ou d’arriver en premier. C’est apprendre pour la joie d’apprendre.»[38] Sur la base des observations comportementales réalisées, on peut donc affirmer que le Libre progrès est une voie d’éducation à la joie à la fois pour l’élève et l’enseignant.  Cela rappelle les paroles de la Mère lorsqu’elle affirme que

« … toute existence est basée sur la joie d'être et que sans la joie d'être il n'y aurait pas de vie. (…) Dans le monde tel qu'il est à présent, le but de la vie n'est pas d’obtenir un bonheur personnel, mais d'éveiller progressivement l'individu à la conscience de la vérité. »[39] 

Je suis convaincue que la joie d’apprendre peut devenir un fil conducteur dans ce processus aussi dans nos écoles occidentales.[40] Dans le texte qui suit, je vais tenter de d’approfondir davantage l’analyse de sa nature, à la fois transcendante et immanente.

5. Reliance de la Joie

La nature de la Joie[41] est de celle de relier. Sa signification profonde se trouve dans les racines sanskrites du mot yuj qui est traduit par «union de l’âme individuelle avec l’esprit universel ».[42] Le concept de reliance, que le sociologue Marcel Bolle de Bal définit à la fois en tant que acte de relier et résultat de cet acte,[43] me paraît le plus adapté à décrire la nature et le sens de cette union qui est la prérogative de la Joie.

Plusieurs dimensions existent qui qualifient la reliance : sociale, psychosociale, économique, psychologique, philosophique, transcendantale… Je me limiterai ici à en citer que deux types, celle qui suit un mouvement vertical, transcendant et immanent à la fois et celle qui se place dans une ligne horizontale, sociale et psychosociale.  Dans cette vision, la Joie se trouve au centre même de ces deux pulsions, au cœur de l’homme.

  • La reliance transcendante et immanente.
Dans les années soixante, bien avant Marcel Bolle De Bal, le philosophe Maurice Lambilliotte avait utilisé ce terme dans son livre L’homme relié :[44] pour cet auteur la reliance revêt un aspect quasi religieux (en rejoignant ici l’étymologie latine de religare, relier, unir), d’union avec le sacré. L’homme est ainsi relié à une dimension supérieure et la reliance devient à la fois un état de l’être, le fait de « se sentir relié »[45] et un acte de vie, « acte de transcendance par rapport aux niveaux habituels où se trouve notre prise de conscience ».[46] Il s’agit ici d’une relation entre l’être et le Ciel, d’un « mode intérieur d’être » qui part d’une aspiration verticale d’union spirituelle. A ce mouvement qui tend vers le haut, il me semble indispensable d’en associer un autre qui, partant toujours du cœur de l’homme, tend vers le bas, vers la Terre. C’est une pulsion vitale, commune à toute l’humanité, une connexion nécessaire (et hélas, de plus en plus perdue) avec les éléments de la Nature, de l’Univers et du Cosmos. Ceci rappelle la reliance cosmique qui existe entre la personne et des éléments naturel, mais aussi celle ontologique, où l’individu est connecté au vivant par le biais des mythes et des rites.[47] On peut donc associer à la dimension transcendante celle de l’immanence,[48] sans pour autant diminuer la double pulsion spirituelle de la reliance, dans une tension existentielle qui rappelle la vision des alchimistes de la renaissance  pour lesquels « … l'astre d'en haut et l'astre d'en bas sont une seule et même chose».[49]

  • La reliance sociale.
En plaçant toujours la personne au centre, il s’agit de considérer également la pulsion horizontale de la reliance en tant que « création de liens entre deux acteurs sociaux séparés dont l’un au moins est une personne » comme la définit Marcel Bolle De Bal ; ou en tant que lien entre les idées et les choses, comme le dit Edgar Morin.[50] De ce fait, elle établit des connexions sociales (entre les groupes qui deviennent solidaires), mais aussi psychosociales (entre deux personnes qui se lient de liens fraternels). Si pour les sociologues ici cités, la reliance sociale (tout reconnaissant que la présence de l’amour agit de lien entre les hommes) ne semble revêtir aucune dimension relative à l’esprit,  pour moi elle ne perd pas son caractère sacré. C’est un sacré « laïque » comme le dit René Barbier, un sacré qui « instaure à la fois la distance entre l’objet et le sujet et l’unité profonde. Il ne propose aucune théologie particulière. Il nous invite à regarder le monde, les autres et soi-même selon un principe de non - séparabilité (…)».[51] Sa présence au sein d’une réflexion sur la nature de la Joie et de son rôle dans le processus de l’éducation a donc ici toute sa légitimité parce que elle devient formatrice, elle nous apprend à vivre « dans un présent instantané».[52] 

Au niveau symbolique, cette union est représentée par la croix au centre de laquelle nous retrouvons, au cœur de l’homme relié, la Joie. C’est une Joie qui, lorsque elle entre dans la reliance, d’une simple émotion devient état :

Manifestation de l’union de l’âme individuelle avec une dimension supérieure, elle investit la totalité de l’être et, de façon indirecte, tous les aspects de l’existence car elle y « contribue », comme le dirait Spinoza.[53] Elle nous ramène au concept de joie de vivre en tant que « sentiment exaltant ressenti par toute la conscience, toutes les dimensions de l’être ».[54] Elle est « le lien qui nous libère en nous reliant à nous tous » comme la définit le philosophe Bruno Giuliani.[55]

6. Tout est à inventer…

Eduquer à la Joie, c’est prendre en compte la Joie comme moteur et impulsion de l’acte d’éduquer et d’apprendre, se reconnecter avec le cœur de l’homme. C’est éduquer pour la joie du monde, pour un monde qui ne soit plus basé sur des dynamiques conflictuelles, mais sur la coopération entre les humains. « Contre la souffrance qui est un mal subi, et contre la violence commise, se dresse la force de la joie » nous dit Nicolas Go,[56] en l’opposant à la distraction et la négligence desquelles le mal jaillit. L’éducation à la joie se propose de reprendre l’intégralité de la tâche qui revient à l’éducation, dans une dynamique qui parcourt toutes les dimensions du réel. Il faudra donc repenser l’éducation. Pour ce faire, l’expérience enseigne qu’il faut l’interaction de deux niveaux : un niveau collectif et structurel, ce qui demande que les instances éducatives actuelles soient dotées d’une nouvelle organisation ; l’autre individuel, qui se traduit au niveau plus subjectif, de la personne.

En ce qui concerne le premier niveau, il s’agit ici de repenser l’éducation par les retrouvailles avec la reliance horizontale, le « sens qui lie » sans nous enfermer, dans la joie du partage. Cette union est à opérer d’abord à un macro-niveau d’intervention, celui des stratégies et des politiques éducatives, dans la dimension du social, en lien étroit avec les questions de violence ou de bien-être à l’école.[57] Repenser l’éducation est aussi la tâche auxquels les politiciens font la sourde oreille, ceci malgré que des philosophes mondialement connus comme Edgar Morin[58] ou Michel Serres,[59] pour se limiter que à la France, continuent régulièrement à s’indigner devant les dérives du système. Par exemple, pour répondre au problème de la violence et de l’intolérance religieuse à l’école, tous les deux se rejoignent lorsqu’ils proposent l’établissement d’un socle commun de connaissances pour toutes les universités du monde.[60] Ce serait un tronc commun de savoirs inspiré par des valeurs communes à toute l’humanité, propédeutique et obligatoire au début de tout cycle universitaire : « un tronc commun de savoirs qui réunirait, petit à petit, tous les hommes, en commençant par les étudiants, (…) et qui favoriserait l’avancée de la paix dans le monde. Cet humanisme universel contribuerait à créer une mondialisation pacifique» comme le disait Michel Serres à l’UNESCO en 2002. Non écoutée à ce moment, cette proposition, cette « inimaginable nouveauté » comme l’appelle Michel Serres, est d’autant plus actuelle aujourd’hui, au moment où la parole « crise » envahit nos maisons et nos imaginaires. Et, s’il m’est permis d’établir ici un rapport entre cette proposition et celle de l’éducation à la Joie, force est de reconnaître dans le partage, le premier élément qui serait la cause de la joie, causée par la reliance personnelle, interpersonnelle et collective. On pourrait également considérer d’autres valeurs comme la solidarité dans les connaissances partagées, ou la liberté qui surgit de l’abattement des frontières des cloisonnements disciplinaires, et même géographiques.

Revenons à la dimension du Sujet, à la reliance verticale et au niveau « micro » qui nous préoccupe et plus en particulier la pédagogie pour laquelle le mouvement à accompagner est intérieur à l’être. Si la Joie est une porte d’entrée dans le processus de l’éducation intégrale, la liberté en est une autre, indissociable. Pour les éducateurs et les chercheurs que nous sommes, il ne s’agira plus cependant de se limiter à des dogmes imposés ni même de respecter les paroles anciennes de fondateurs des théories ’’nouvelles’’ si intégrales soient-elles. L’éducation à la Joie n’est pas une nouvelle pédagogie, mais une proposition de changement de perspective, celle du droit à la joie de vivre pour nos enfants. Nous ne sommes plus à l’époque de la naissance des églises, ni d’un retour au passé (qui semble être la crainte majeure des rationalistes aujourd’hui). Laissons l’expérience de Mère à l’Ashram de Pondichéry, en lui reconnaissant le mérite d’avoir ouvert des sentiers inexplorés dans l’éducation, voies qui sont en train d’être expérimentées dans les écoles d’Auroville en toute liberté. Inspirons-nous cependant de ses principes fondateurs qui ont une validité universelle et qui, pour paraphraser Michel Serres, peuvent être répliqués dans une universalité « diverse et complémentaire, en mosaïque ou en vitrail, mêlée, chinée, tigrée…; multiple et chatoyante, celle des cultures humaines, plus contingentes encore et mieux variées que la vie ». L’éducation sera donc encore le lieu de l’expérience et de la curiosité du monde et des autres, tels que les pères de l’éducation nouvelle l’ont imaginé, de la découverte de son espace intérieur comme territoire ouvert, non comme repli sur soi ou conquête intimiste.

Eduquer à la joie c’est éduquer à la joie de vivre. Au-delà des apparences que prend la réalité de ces temps (catastrophes écologiques, guerres, perte des valeurs, crise économique,…) toutes les conditions sont réunies pour qu’une transformation dans tous les domaines de la société humaine, en commençant par l’éducation des êtres, soit aujourd’hui possible. Nous en avons encore le temps, celle ci est ma conviction profonde.













 




[1] Cité par Joshi Kireet Philosophy and yoga of Sri Aurobindo [Philosophie et yoga de Sri Aurobindo] dans une conférence donnée à Rajendra Bhawan, Deen Dayal Upadhayaya Marg, New Delhi, 23 novembre 1998.
[2] Cet article a été publié dans Renouveler l’éducation, Ressources pour des enjeux anthropologiques nouveaux, ouvrage collectif sous la direction de Jean-Daniel Rohart, Chronique sociale, 2013.
[3] Milis, Marie Exercices pratiques d’autolouange Payot, Paris, 2010. Marie Milis, professeur de mathématiques et d’éthique à Bruxelles, enseigne et pratique l’autolouange avec ses élèves et aussi au sein de l’association Initiations.
[4] Morin, Edgar Les sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur, Le Seuil, Paris, 2000.
[5] Barbier, René « À propos de la recherche en éducation » dans Journal des chercheurs, 24 septembre 2006 (http://www.barbier-rd.nom.fr/journal/article.php3?id_article=651)
[6] Macrez- Maurel, Joëlle S'autoriser à cheminer vers soi : Aurobindo, Jung, Krishnamurti, Vega Editions, 2004
[7] Ce qui rappelle la belle expression de Gaston Pineau : « Lointaine est encore l’époque où la science pourra rendre compte des consciences les plus conscientisées pour lesquelles la nuit est le fond lumineux de l’être éclairant le jour »  in G. Pineau Produire sa vie : autoformation et autobiographie, Montréal, Albert St-Martin/ Paris, 1983.

[8] UNESCO, Rapport à l’Unesco de la Commission Internationale sur l’Éducation pour le vingt et unième siècle, L’éducation, un trésor est caché dedans, Editions Odile Jacob, 1996.
[9] Barbier, René, « Enseignement du fait religieux et laïcité : quelle place pour la spiritualité à l’école?» in Être, créer, connaître : quels chemins pour une éducation aujourd’hui, Actes du colloque du 18 septembre 2004, Paris, Fédération des Écoles Steiner-Waldorf en France.
[10] Compte-Sponville, André L’Esprit de l’athéisme. Introduction à une spiritualité sans Dieu, Editions Albin Michel, 2006.

[11] Le Club de Budapest a pour mission d’être un catalyseur pour la transformation vers un monde durable à travers : la promotion de l’émergence d’une conscience planétaire ; l’interconnexion des générations et des cultures ; l’intégration de la spiritualité, des sciences et des arts ; la stimulation des communautés d’étude dans le monde entier (voir site web : http://clubdebudapest.org).
[12] Adams, Anne Education: from conception to graduation. A Systemic, Integral approach Thèse de doctorat (PhD) en philosophie dirigée par le professeur Alfonso Montuori, CIIS, California Institute of Integral Studies, San Francisco, CA, USA, 2006.
[13] Selon Adams, Wilber lui-même est très précis dans sa définition d’intégral telle qu’elle est décrite dans son fameux système des quadrants AQAL, All Quadrants Levels (« tous les états », en anglais). Trop complexe pour être convenablement décrite au sein de cet article, la théorie des quatre quadrants a été introduite pour la première fois dans le livre Sex, Ecology, Spirituality: The Spirit of Evolution, 2001 et développée  par la suite dans toute l’œuvre de Ken Wilber.
[14] Comme par exemple l’ex ministre français de l’éducation Xavier Darcos, qui, dans son livre L’art d’Apprendre à Ignorer se pose des questions sur qu’il tache « d’assertive et théorique, sans expérimentation reconnue, sans assise empirique, sans preuve » en la soupçonnant « comme le freudisme frelaté, le verbalisme foisonnant des « sciences de l’éducation » de camoufler souvent une pensée sommaire, erratique et ambivalente. » dans Darcos Xavier, L’art d’Apprendre à Ignorer, Plon, 2000.
[15] Weil, Pierre l’Art de vivre en paix, UNESCO/UNIPAIX, 2001. Docteur en psychologie, Pierre Weil (1924-2008) a été l’élève d’Henri Wallon, André Rey et Jean Piaget. Psychothérapeute formé par Igor Caruso, Jacob Lévy Moreno, Zerka Moreno et Anne Ancelin Schützenberger, il enseignera la psychologie sociale au Brésil, puis il occupera la première chaire de psychologie transpersonnelle. En 1986, le Gouverneur de Brasilia l’invite à mettre sur pied la Fondation Cité de la Paix destinée à fonder, en 1988, l’Université holistique internationale de Brasilia UNIPAZ, dont il était recteur et où il a élaboré un programme transdisciplinaire d’éducation à la paix. En 2000, il a reçu la mention d’honneur pour le prix UNESCO d’éducation pour la paix.
[16] Par exemple, son chef d’œuvre Savitri, épopée mythique composée de 24000 vers, représente la synthèse du point de vue de son style et de sa pensée.
[17] Sri Aurobindo, La synthèse des yogas, Sri Aurobindo Ashram Trust, Pondichéry, 1984. C’est dans ce texte que le terme intégral fait sa première apparition.
[18] Sen, I., Integral éducation, Aurobindo International University Centre, Pondichéry, 1952.
[19] Sri Aurobindo On éducation, Sri Aurobindo Ashram Trust, Pondichéry, 1990.
[20] « La télépathie, la voyance, l'écoute, le pressentiment, l’art de lire dans les pensées et dans les caractères, ainsi que de nombreuses autres découvertes modernes, sont autant de pouvoirs de l’esprit très anciens qui ont été laissés en jachère et qui relèvent tous du manas. Jamais l'on n'a entrepris d'entraîner le sixième sens chez l'homme. Dans les temps futurs, il aura indubitablement sa place dans la nécessaire formation préliminaire à impartir à l’instrument humain. En attendant, rien n’empêche d’entraîner le mental à livrer une information exacte à l’intellect de telle sorte que notre pensée puisse se construire sur des impressions absolument exactes, sinon complètes. »  Idem, p. 38-39
[21] Idem, p. 25
[22] Idem, p. 29
[23] Idem, p. 30 
[24] Ceci est aussi le titre du livre de Satprem, Le mental des cellules Robert Laffont, Paris, 1981.
[25] Sri Aurobindo, La synthèse des yoga, Sri Aurobindo Ashram Trust, Pondichéry, 1984.
[26] Idem, p. 32
[27] Spiritual Yoga Dictionary III : http://www.experiencefestival.com/a/Ananda/id/122458
[28] Sri Aurobindo Ashram (Pondichéry, Inde), Archives en ligne des œuvres de Sri Aurobindo, Glossary to the Record of Yoga (http://www.sriaurobindoashram.org/research/index.php) Ce glossaire contient les termes en Sanskrit et en d’autres langues utilisés par Sri Aurobindo dans le livre Record of Yoga, le journal de sa pratique spirituelle entre 1909 et 1927 (traduit de l’anglais).
[29] Sri Aurobindo, La vie divine, Sri Aurobindo Ashram, Pondichéry, 2005 (édition française), p. 120
[30] Idem, p. 125
[31] Idem, p. 133
[32] Pour elle, il y a un « mental cellulaire » capable de reformer la condition du corps et les lois de l'espèce actuelle en une espèce nouvelle, ainsi que l’a fait un jour le « mental pensant » en transformant l'anthropoïde en homme.
[33]L'Agenda de Mère, recueil de plus de 6000 pages en 13 volumes, relate de 1951 à 1973, l’exploration de Mère dans la conscience de son propre corps.  Elle confie ces entretiens à Satprem, un des ses disciples et confident, qui sera exclu de l’ashram après sa mort.
[34] Verdiani, Antonella L’éducation à la joie : un exemple d’éducation intégrale dans les écoles d’Auroville (Inde), Thèse en sciences de l’éducation sous la direction de René Barbier, Université de Paris VIII, 2008.
[35] Cette cité compte aujourd’hui environ 2500 habitants, venant de 44 pays différents. Voir aussi le site web d’Auroville : http://www.auroville.org
[36] Selon les paroles de Mère, dans G. Monod-Herzen, J. Benezech L’école du libre progrès, Editions Plon, 1971.
[37] Le concept de « liberté » de l’enfant dans ce processus est, me parait-il, fondamental et traverse toute la théorie éducative intégrale, surtout quand il affirme que « une croissance libre et naturelle est la condition du véritable développement » Sri Aurobindo, La synthèse des yogas, Sri Aurobindo Ashram Trust, Pondichéry, 1984.
[38] Interview du 29 février 2006.
[39] La Mère : dans Education texte en ligne : http://www.sriaurobindoashram.com
[40] Outre que dans ma thèse de doctorat (op. cit.) cette question a été amplement développée dans mon article « Eduquer à la joie », paru dans le livre collectif sous la direction de Carine Dartiguepeyrou Prospectives d’un monde en mutation, L’Harmattan, Paris, 2010.
[41] Dans cet article je vais utiliser à la fois la majuscule pour définir la Joie en tant qu’état, et la minuscule pour la différencier de la joie en tant que émotion.
[42] Yuj (la même étymologie de yoga), se traduit aussi par : véhicule, moyen, méthode ; soin, concentration d'esprit ; discipline, pratique du yoga, extase mystique (tiré de Huet Gérard, INRIA http://sanskrit.inria.fr)
[43] Bolle De Bal, Marcel "La reliance : connexions et sens", Connexions, n°33, 1981, Épi.

[44] Lambilliotte, Maurice L’homme relié. L’aventure de la conscience, Société Générale de l’Edition, Bruxelles, 1968
[45] Idem, p.108
[46] Idem, p.109
[47] Bolle De Bal, Marcel « Reliance, déliance, liance : émergence de trois notions sociologiques », article paru dans la revue Sociétés n°80 – 2003/2
[48] Selon la thèse de Michel Maffesoli la reliance représente le paradigme de la post-modernité (en opposition à la deliance) où elle revêt une sorte de rôle religieux, de transcendance immanente.  Dans Maffesoli Michel Le temps des tribus, Méridiens Klincksieck, Paris, 1988
[49] selon les paroles de Paracelse. Dans : Allendy, René, Paracelse. Le médecin maudit, Dervy-Livres, 1987
[50] Morin, Edgar « Vers une théorie généralisée de la reliance », in Voyages au cœur des sciences humaines, T2, pp.81-98, cité par René Barbier dans sa communication « Intuition et reliance en éducation », Rencontres mondiales Kolisko, 21 -26 aout 2006, UNESCO, Paris 
[51] Idem.
[52] Ibidem.
[53] « La joie est un affect par lequel l'esprit passe à une perfection plus grande » (Spinoza, Ethique, III, XI, scolie)
[54] Dictionnaire Le Petit Robert, éd. 2011
[55] Giuliani, Bruno L'amour de la sagesse Ed. du Relié, 2008
[56] Go, Nicolas L’art de la joie. Essai sur la sagesse Buchet Chastel, 2004
[57] Une étude sur cette dernière question, le Bien être des enfants à l’école  est envisagée par l’auteure.
[58] Morin, Edgar, Les sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur, Le Seuil, Paris, 2000
[59] Serres, Michel « Petite Poucette » discours tenu à l’Institut de France le 1° mars 2011
[60] Il s’agit en ce qui concerne Michel Serres, d’un discours tenu à l’UNESCO le 18 juin 2002, à l’occasion des rencontres du XXI siècle (reçu directement par l’auteur, le document ne résulte pas être publié). En ce qui concerne Edgar Morin, ladite proposition est contenue dans l’article « Repenser le savoir pour réformer l’école » paru dans le Monde de l’éducation n° 360, juillet - août 2007.