mercredi 1 avril 2015

Le moment feuerbachien de l'humanisme athée





 Département d’éthique biomédicale
En partenariat avec l’Université Paris-Est Marne La Vallée,
Espaces éthiques politiques
Séminaire 2015-2016
« Humanisme, transhumanisme, posthumanisme »
Séance du 11 mars 2015
Intervenant : Dominique Folscheid
Synthèse : Anne Lécu


Mots clés : Humanisme, religion, christianisme, athéisme, dialectique, écologie, technique, Feuerbach, Marx, Hegel.


 Le moment feuerbachien de l'humanisme athée
Dominique Folscheid

Le « moment Ludwig Feuerbach » de la pensée européenne du XIXe est un tournant en ce que Feuerbach a la prétention de fonder l’humanisme une fois pour toutes. A la différence de Marx qui avait l’ambition de transformer le monde, Feuerbach l’a pensé, et c’est finalement cela qui reste. Non qu’il soit la cause de l’humanisme athée que nous connaissons, mais il est sans doute un bon interprète de cet esprit du temps. 

1. L'athéisme comme herméneutique de la religion
Feuerbach a lu Hegel. Pour ce dernier, l'homme est fondamentalement, par essence, un être religieux, bien avant d'être un être de raison. Or, avec la Révolution, viennent le culte de la Raison, de l'Être suprême, puis le culte républicain. La religion résiste à l'effacement de Dieu. On ne peut pas supprimer la religion, seulement la remplacer. Et cela, Feuerbach l’a compris.
Pour Feuerbach, cela veut dire que l'athéisme est une bonne réponse à de mauvaises questions. Contrairement aux théistes, Feuerbach ne veut pas se débarrasser de la religion. Il récuse l'anti-théisme classique : « Je ne dis nullement : Dieu est néant, la Trinité est néant, la parole de Dieu est néant »1. Dieu n'est pas rien, sauf que Dieu n'est pas Dieu. Il n’existe que par la religion, laquelle est le propre de l’homme, être religieux par nature. Poser ce Dieu qui est autre que Dieu, cela permet d’affirmer l’homme. Le désir de Dieu n’est pas rien, simplement, il est humain. L'altérité divine n'est pas extérieure mais intérieure. L'altérité de Dieu est l'étape par laquelle l'humanité doit passer pour devenir elle-même, un moment nécessaire de l'accès de l'homme à sa propre humanité.
1 Feuerbach, L'essence du christianisme, tr. fr. J.-P. Osier, Paris, Maspero, 1968, p. 107. 

2. Critique du christianisme
Feuerbach appuie son raisonnement sur une critique du christianisme, lequel est pour Hegel la religion absolue (niant, conservant et dépassant toutes les autres). Si c'est bien la présence immanente du divin en l'homme qui permet d'expliquer la production des divinités (le religieux A de Kierkegaard), il ne passe pas au religieux B. L’homme n’est pas créé par Dieu. Dieu est en réalité créé à l'image de l'homme qui se dit et se croit créé à l'image de Dieu. Il y a bien immanence, mais non transcendance.
La dialectique hégélienne a trois moments. 1) La logique : Dieu tel qu’il est. 2) La Nature : Dieu en tant que créateur pose hors de lui la nature. Tout ce qui est liberté en Dieu est déterminisme dans la nature. 3) L’Esprit : l’homme est porté par l’Esprit de Dieu et peut interpréter la création en voyant une nature qui, elle, n’est pas Dieu.
Feuerbach utilise alors cette dialectique de Hegel, mais en la réaménageant. Au lieu de ces trois moments, il ne retient plus qu'un terme : Nature, qui englobe immédiatement l'Esprit (ce qui situe immédiatement le divin en l'homme). Il faut trouver en la Nature, et donc en l’homme, de quoi produire Dieu. Et c’est le genre humain (die Gattung) qui permet cela. Il y a une dissociation entre le genre et l’individu. Nous ne sommes pas le genre. Le genre humain est le tout, moi je ne suis qu’une petite partie de tout. Cela crée du désir. Le désir est aspiration à l’infini. Il flirte avec le désir de Dieu. Ce désir infini désire l’infini du désir. La soif prouve qu’on a soif de la soif. Ainsi, « la conscience de l'infini n'est rien d'autre que la conscience de l'infini de la conscience » (p. 118).
Feuerbach prend l’image du mouvement cardiaque en deux temps. 1) Systole : Il va y voir un phénomène d’aliénation. L’homme qui méconnait qu’en lui il y a le même que soi qui n’est pas lui, va le poser hors de soi et l’aliéner (comme Dieu qui pose la nature hors de soi). Il va l’ériger en un autre, et se faisant, il va se vider, s’appauvrir. 2) Diastole : L’homme ayant érigé Dieu en autre, devient objet de son objet, il se fait esclave. Et là il s’enrichit. Pôle de Recherche Assistante : Chrystel Conogan - chrystel.conogan@collegedesbernardins.fr - 01 53 10 41 95 2

3. Le genre (Die Gattung)
C’est un jeu de miroir. Dieu est le miroir de l’homme. Le croyant en Dieu voit l’homme, mais il ne le sait pas. (Ce n’est pas Narcisse. Narcisse se voit comme Narcisse dans le miroir de l’eau). L’homme se voit sous la figure de Dieu dans son miroir : il s’agenouille et devient idolâtre. Mais l’homme initié va remplacer Dieu par le Genre. Son genre, c'est-à-dire le Même que soi mais essentiellement Autre, le seul Autre qui soit, mais sans lequel l'homme ne serait pas humain. Dieu miroir de l'homme, cela signifie qu'il n'est qu'un double fictif du genre humain, mais aliéné et aliénant. On sait maintenant répondre à la question : de quoi Dieu est-il le nom ? Celui du genre humain. Non seulement rien d'humain n'est étranger à l'homme, mais il n'y a rien d'étranger à l'humain. Cet humanisme athée n’est pas un narcissisme ni un autisme. C’est l’homme qui s’épanouit en Dieu en toute ignorance de la cause qu’il est. On peut toujours dire que Dieu a créé l’homme à son image, mais c’est l’homme qui a créé Dieu qui a créé l’homme à son image. En tant que miroir Dieu est finalement un meuble, mais original, car le seul qui soit capable de réflexion.
Le problème, c’est que le Genre, die Gattung, en bonne dialectique, a deux pôles. Gattung, c’est à la fois l’idéal auquel on aspire, donc le genre humain, mais aussi le substrat, naturaliste car biologique. En effet, Gattung désigne d'abord le genre biologique (puisque l’homme dépend intégralement de la nature), à la différence de Menschheit, « genre humain » que n’emploie pas Feuerbach. 

4. La « vraie » religion.
Retranscription du contenu du christianisme
Tout ce qui constituait le contenu du christianisme doit être retranscrit dans le registre de la réalité humaine. La conscience divine devient la « conscience de soi de l'homme » (p. 129). Le mystère de la Trinité devient « le mystère de la vie sociale, communautaire, le mystère du Je et du Tu » (p. 480).
Dieu tout seul comme acte pur est trop loin de l’homme. Il nous faut une passion pure : et le Christ et passio pura : somme de toutes les misères de l’humanité. Image de Dieu en Dieu, le Christ est l'essence objective de l'imagination. Le culte des images est fondé sur le Christ, or l’imagination a la faculté de créer les images divines. Donc il ne faut pas être iconoclaste mais aimer les images (qui deviendront des idoles). Voir est un acte divin. La résurrection du Christ est la version aliénée de l'immortalité du genre humain, captée par l'égocentrisme mythomaniaque du chrétien, tandis que l'Ascension est la fête de la résurrection du coeur charnel et sensible. La désignation du Christ comme Verbe de Dieu signifie la divinité du verbe. Comme l'exprime le rituel de la confession, l'homme se libère par la parole. Le Christ a mangé et bu ? « Si la vie est Dieu, la jouissance de la vie est jouissance de Dieu, la véritable joie de vivre est la véritable religion ». L'amour est la réalisation subjective de l'être humain comme la raison l'est de son existence objective. Ainsi apparaît le rôle privilégié du sexe.
Dire que tout est fait pour la seule gloire de Dieu revient ainsi à affirmer que tout est pour la gloire de l'homme, érigé en « but et seigneur du monde » (p. 466). Conclusion : « L'homme est le début de la religion, l'homme est le point médian de la religion, l'homme est le terme de la religion » (p. 328). Feuerbach récupère la religion après sa désaliénation, grâce à l'épuration herméneutique de son contenu. Maintenant il faut proclamer : « je suis homme, rien de divin ne m'est étranger ». Ce qui fait de cet humanisme sans Dieu un humanisme religieux. 

La religion de la culture
La nouvelle forme du culte religieux est la religion de la culture. Il ne s'agit plus de dévoiler l'être, mais le sens, comme substitut triomphant de l'essence. C'est pourquoi le langage de la culture est nécessairement et indéfiniment langage sur le langage. Le sens crée de « l’intéressant » catégorie englobante dont Kierkegaard a montré qu'elle relevait exclusivement de l'esthétique. Trouver tout intéressant, c’est tout ramener à du sens. Le sens est un dissolvant du tragique. L’homme du sens, c’est l’homme contemporain. Et son monde est le monde de la Culture. Malraux l’avait compris qui disait : « La culture, c’est ce qui permet de fonder l’homme quand il n’est plus fondé sur Dieu. »
L'art change alors substantiellement de nature. Intimement lié à la religion dès ses commencements, c'est désormais lui qui est objet de religion. Religion de l'art et non plus art religieux. Toute fête culturelle sera donc simultanément cultuelle (pensons à Woodstock).
La culture (comme Bildung, formation) c'est aussi l'École. À l'École revient le soin de donner à l'enfant le sentiment du divin et de l'infini de l'esprit qui l'habite, une fois compris que les figures de Dieu, du Christ, sont des mirages aliénants. La religion laïque consiste à créer Dieu. Jésus n'est qu'un modèle moral, un moyen d'atteindre le « surnaturel moral », d'introduire de l'infini dans un être fini. 

5. Une dialectique explosive
En remplaçant Dieu par le genre comme miroir de l'homme, on a fait éclater le miroir. En tant que miroir, il nous renvoie d'un côté à notre idéal, celui de l'humanité à viser et à réaliser, de l'autre côté à notre substrat naturel, biologique, sans lequel l'humanité n'existerait pas.
Tant qu'on tient les deux extrêmes ensemble, l'homme peut s'en accommoder en pratiquant le strabisme divergent. Mais c'est sans compter avec la dynamique de la dialectique à l'oeuvre, qui tend à retrouver chacun des pôles opposés dans son contraire en procédant à sa redivision. Se combine avec cela la métaphore du miroir, pour rendre compte de la production d'une fiction doublée d'inversion. On a donc une oscillation entre les deux versants du genre : l'idéal d'un coté, l'espèce biologique de l'autre

Marx
En privilégiant la polarisation sur l'idéal, on pense d'abord à Marx. Marx élimine la recherche du sens de la religion, au profil d’une tentative de suppression de la religion. Là, ce n'est plus le sens de la religion qui importe, mais uniquement sa fonction : celle de couverture idéologique de l'exploitation capitaliste, « opium du peuple », (elle est au peuple ce que l'opium est aux créatifs, une drogue qui endort et qui peut rendre fou). L’entreprise de désaliénation, en supprimant la religion, rendra réel le travail de l'homme sur la nature et sur lui-même. En témoigne le refrain de l'Internationale : « C'est la lutte finale / Groupons-nous et demain, / L'internationale / Sera le genre humain ».
Or il est piquant de constater que si en théorie l'homme se construit dans l'histoire, l'affaire Lyssenko a démontré qu'il existait une espérance de transmission héréditaire des caractères acquis, ce qui permettrait de produire une nouvelle espèce d'humains.
En faisant le grand écart entre ces deux pôles extrêmes, on fait disparaître l'homme réel, devenu matière première de la révolution. D'où le sacrifice des individus et des peuples au nom de la promotion du genre humain. Quant au rejet de la religion, il suffit d'observer le fonctionnement du communisme réel pour constater à quel point il est devenu lui-même une religion avec ses rites, ses dogmes, son clergé.
Darwin
Avec la polarisation sur le genre comme substrat, c’est Darwin que l’on rencontre, pour qui le genre humain est le résultat de l'évolution de la nature, qui devient elle-même créatrice. Ce n'est plus le Dieu potier qui tire l'homme de la glèbe, mais la nature elle-même. De l’homme créé à l’image de Dieu, on passe à l’homme cousin du bonobo. Après la mort de Dieu, c'est la mort de l'homme de l'humanisme (il en existe une sous-version : l’humanitarisme. Du riz dans les ventres et des pansements sur les plaies. Animalisation de l’homme, qui en oublie la question de sa liberté).
Pour notre narcissisme, comme l'a vu Freud, c'est une blessure terrible. Mais cela fonde notre responsabilité. Placés au sommet de l'évolution, c'est à nous et nous seuls d’agir. La dialectique feuerbachienne se poursuit avec une nouvelle dualité avec d'un côté un écologisme dur, de l'autre un technicisme prométhéen.
Les conséquences : Écologisme dur, et technicisme prométhéen.
Ernst Haeckel, créateur du mot « écologie », a été l'introducteur du darwinisme en Allemagne. Dans la deap ecology, il existe une dimension religieuse, un néo-paganisme. La biosphère est notre Mère Nature, notre planète la déesse Gaïa, et les dieux animaux reparaissent à travers les espèces jugées menacées. A bas le spécisme : il faut supprimer le clivage entre l’homme et l’animal ! Et l’homme devient l’ennemi car il est un prédateur.
Cela va de pair (dialectiquement) avec le technicisme prométhéen. Le slogan « sauvons la planète » est prométhéen. La révolution historique de Marx n’a pas produit l’homme nouveau, alors nous changeons notre fusil d’épaule : c'est à l'homme de reprendre en mains sa propre évolution, mais en remplaçant la révolution historique par la modification voire la transfiguration de l'homme par voie technoscientifique. OEuvre de la « nature naturante », il va prendre la place de cette dernière pour se produire lui-même, mais selon son désir. Ce qui implique faire de son corps une simple matière première. Et puisqu’il se sait désormais créateur du Dieu créateur, il est maintenant créateur absolu.
Il faut pourtant en revenir à la Lettre sur l’humanisme de Martin Heidegger. Quand on ne tient plus l'être comme l'essentiel, l'être « comme dimension de l'extatique de l'existence », on annule la différence entre l'être et l'étant. La volonté de volonté, issue de la volonté de puissance entièrement développée, va alors devenir aspiration de l'homme à la production de sa propre condition, en recourant à la technique.

.Pôle de Recherche Assistante : Chrystel Conogan - chrystel.conogan@collegedesbernardins.fr - 01 53 10 41 95

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